L’architecture religieuse de Luang Prabang est exceptionnelle. Qu’en est-il de l’architecture civile ? Pour cela, nous avons sollicité Francis Engelmann, expert en la matière.
Certaines maisons anciennes de Luang Prabang souvent remarquables, sont construites en structure bois et torchis. Je prendrais comme exemple deux belles maisons bien restaurées du quartier de Ban Xieng Mouane : la Villa Xayasith qui porte le N° 118 dans l’inventaire de l’UNESCO, et la maison-musée Heuan Chanh qui porte le N° 119. Elles ont probablement plus d’une centaine d’années mais leur datation exacte est bien difficile. Les archives sont rares à Luang Prabang et les témoignages anciens pas toujours très précis. Leur technique de construction, le torchis, n’est pas l’indice incontestable qu’on pourrait imaginer.
Les maisons simples utilisaient depuis des siècles un matériau facile et bon marché : le bambou. Un très grand nombre des maisons de la ville étaient autrefois complètement en bambou. Quelques-uns des habitants, qui pouvaient se l’offrir, construisaient une ossature en bois avec remplissage de panneaux de bambou tressé. Le bambou ne dure pas, il doit être remplacé tous les deux ou trois ans. Réparations, reconstructions, déplacements, disparitions des maisons, étaient choses habituelles autrefois. Le paysage urbain d’aujourd’hui est plus dense, plus figé et beaucoup plus cossu.
Les plus belles et les plus riches maisons anciennes avaient des parois en planches de bois. Elles étaient autrefois toujours disposées à la verticale. La disposition horizontale qui suppose des clous, est apparue plus tard. Les belles et larges planches étaient obtenues par sciage en long, équarries ou taillées avec des outils simples. Encadrements de portes et de fenêtres pouvaient être sculptés, comme c’était probablement le cas du très ancien palais royal. Le Palais Royal, aujourd’hui Musée National, celui que nous pouvons visiter actuellement, a été construit entre 1904 et 1909 en maçonnerie sur des plans inspirés de l’architecture française. Le palais précédent reconstruit après le sac de Luang Prabang en 1887, dont nous avons quelques photographies, était en bois et torchis. Le précédent était probablement entièrement en bois. Nous n’en avons aucune trace.
La pierre n’a quasiment jamais été employée à Luang Prabang. La brique liée au mortier de chaux est apparue à la période coloniale au début du XXème siècle. La brique était rare, mais n’était pas complètement inconnue auparavant car on réalisait certains soubassements de bâtiments religieux en briques liées à l’argile. Découvert en Europe en 1818, le ciment, qui devait être importé*, a été utilisé encore plus tard. Jusque dans les années 1960 la structure en poteaux de ciment était encore le plus souvent remplie avec des briques liées à la chaux. La généralisation du ciment ne date que des années 1990.
*La cimenterie d’Haiphong était la principale source indochinoise.
A Luang Prabang, le torchis a une composition spéciale. Le torchis (wattle-and-daub en anglais) est une technique très ancienne qui remonte au paléolithique. Il est très largement réparti dans le monde. Il fait partie des techniques qui utilisent habituellement la terre crue.
Le pisé (rammed earth, pisé en anglais) est une terre compactée dans des coffrages. On connait aussi dans d’autres régions du monde l’adobe ou briques de terres (mudbrick en anglais), la bauge (cob en anglais) faite de boules de terre entassées. Ces techniques résistent mal à l’humidité et ne sont pas utilisées au Laos.
Le torchis est habituellement un amalgame de terre crue, composée d’argile et de sable, de fibres (balle de riz, paille hachée, poils de buffle) et d’eau. On trouve ce genre de torchis en Chine du Sud. Les fibres renforcent le torchis et évitent sa fissuration au séchage. A Luang Prabang le torchis ne comporte pas d’argile, il est composé uniquement de chaux et de sable, ce qui le rapproche plutôt d’un enduit épais.
En revanche, à Luang Prabang, on ajoute d’autres composants qui lui donnent de l’élasticité, en particulier de la peau de buffle bouillie et la sève de plantes qui ont les mêmes qualités, souvent des lianes à latex. La peau de buffle est longuement bouillie jusqu’à obtenir une sorte de colle noire et nauséabonde qui est ajoutée aux autres ingrédients. La peau de buffle apporte une solution intéressante au problème des variations du bois selon les saisons en climat tropical. En saison des pluies le bois gonfle ; en saison sèche il se rétracte. Le torchis ainsi préparé ne se fissure pas et protège la structure en bois. Les matériaux rigides comme le ciment s’accordent mal avec les structures bois, ils fissurent sous l’effet du travail du bois. Les fissures laissent l’eau de pluie pénétrer dans la structure en bois et la ruiner. Certaines maisons en torchis ont été malheureusement réparées au ciment et continuent à se dégrader.
Le torchis est un matériau de remplissage. Pour être maintenu, il a besoin d’une structure d’accroche, à Luang Prabang, c’est un lattis de bambou tressé, posée sur la structure bois qui constitue l’ossature qui porte la maison. Les lattes de bambou découpées, sont généralement préparés à la taille exacte des espaces à fermer puis glissés dans des encoches faites dans les poteaux de la maison. Préalablement on les a fait longuement tremper dans une eau courante qui aura emporté l’amidon qui attire les insectes ravageurs capables de rapidement transformer le bambou en poussière*.
*Voir Le bambou dans la construction, par Craig Bielema :
Le torchis est plaqué sur les deux côtés, extérieur et intérieur de la maison. A la fin, le torchis est souvent protégé par un badigeon ou une peinture. Le débordement de la toiture est suffisant pour protéger le torchis de la pluie et les « pilotis » évitent les remontées d’humidité du sol. Lorsque la maison est enduite et peinte, il est difficile de deviner le torchis. Les poteaux qui encadrent les fenêtres et quadrillent la façade, ou les irrégularités de la façade en sont des indices. Il est possible que cette apparence extérieure qui se rapproche de la maçonnerie, surtout quand les pans de bois sont recouverts, ait fait le succès de ce matériau. Il imitait la maçonnerie devenue à la mode à la période coloniale, c’est-à-dire au début du XXème siècle.
Tous ces matériaux sont disponibles localement. Les forêts abondantes fournissent le bois, les roches calcaires donnent la chaux, mais leur préparation demande du travail. Le torchis est habituellement considéré comme un matériau rural et économique, il devient à Luang Prabang un matériau plus cher à cause de la peau de buffle. Cette peau est coûteuse, il en faut de grandes quantités et elle doit être disputée à la consommation des laotiens qui la mangent en lanières grillées. C’est pour cette raison que ce matériau peut aussi être choisi pour des raisons de prestige, de préférence aux planches ou panneaux de bois, dans les maisons de l’aristocratie. C’est ainsi que la façade principale de la maison centenaire de Phanya Muang Sène haut dignitaire du Palais Royal, à côté de Vat Xieng Mouane, aujourd’hui maisonmusée Heuan Chanh, ce que le visiteur aperçoit depuis la porte d’entrée de la ruelle est une façade en torchis avec les pans de bois peints en bleu. La façade familiale qui clôt la véranda est en panneaux de teck.
Il est donc difficile de dater l’arrivée du torchis dans l’architecture de Luang Prabang. A-t-il des origines locales très anciennes ? Est-il venu du Sud chinois ? Est-il apparu plus tard au moment du Protectorat comme substitut de la maçonnerie ? Le terme lao utilisé est « torsi » qui parait clairement dérivé du français torchis, un indice qui pencherait en faveur d’une introduction à l’époque du Protectorat.
Ces maisons anciennes aristocratiques sont constituées de gros poteaux de bois, la meilleure qualité étant le bois-de-rose, posés sur des pierres plates. Les poteaux de certaines maisons sont enterrés ; il semble que les plus belles maisons à Luang Prabang aient été posées sur de grosses pierres. La première chose qui frappe le visiteur c’est le vide au sol qui crée une transparence. Ce mode de construction est probablement lié à l’emplacement des villages lao les plus anciens établis en bordure de rivière. Le système « sur pilotis » permet d’échapper aux inondations et en général à l’humidité. Au surplus il évite la proximité des insectes et des animaux indésirables. Cet espace vide a de multiples usages, installation du métier à tisser, hamac ou bat-flanc pour le repos aux heures chaudes, rangement des outils de jardinage et stockage des provisions dans des jarres. Cet espace n’est pas utilisé habituellement pour les animaux domestiques. En ville ce rez-de-chaussée ouvert a été très souvent cloisonné par la suite pour créer des espaces d’habitation supplémentaires.
A l’étage on trouve deux éléments juxtaposés, d’une part l’ensemble privatif comportant les chambres et la salle des cérémonies familiales, et d’autre part la véranda.
Le premier élément, la partie intime de la maison, est protégé par les esprits protecteurs de la maison et les esprits protecteurs de la famille. Les étrangers n’y sont donc pas admis en temps ordinaire. Cette partie est de plan rectangulaire. Sur un des côtés, une des longueurs du rectangle, se trouve une galerie couverte ou véranda. Cette pièce est habituellement largement ouverte. Elle est à mi-chemin entre l’extérieur public et l’intérieur privé. C’est là que sont reçus les visiteurs. C’est souvent une pièce très agréable, claire et aérée, protégée du soleil et de la pluie. Il est probable que les anciens palais princiers aient été composés de ce type de structure répété trois ou quatre fois et disposé en U ou en carré, autour d’une terrasse centrale surélevée. Malheureusement aucun d’entre eux n’a survécu.
Autrefois toutes les pièces étaient dépourvues de mobilier. On dormait sur des nattes ou de minces matelas rangés dans la journée. Les repas étaient pris assis sur le plancher couvert de nattes autour de tables-plateau en rotin rangées après usage. Les vêtements étaient placés dans de gros paniers en vannerie souvent échangés avec des montagnards venus au marché acquérir des textiles et des produits manufacturés. Coffres, armoires, lits, tables et chaises firent leur apparition progressivement avec les influences coloniales.
A l’arrière de la maison on trouve habituellement une cuisine séparée de la maison principale. Cette disposition diminue les risques d’incendie, nombreux dans une ville autrefois constituée de maisons en bois et en bambou, couvertes de toits de chaume ou de tuiles de bois. On cuisine en effet encore aujourd’hui le plus souvent, au feu de bois sur un foyer isolé du plancher par du sable et de grosses pierres.
L’espace entre la maison et sa cuisine est constitué d’un « pont à eau », une terrasse en planches espacées, utilisée comme annexe de la cuisine où ont lieu le lavage, la vaisselle et la toilette. On y trouve habituellement de grosses jarres contenant les réserves d’eau de la famille.
Jusqu’à la fin du XIXème siècle, toute la ville était constituée de ce type de maisons, maisons pauvres en bambou et maisons plus riches en bois. Les incendies furent nombreux. Le dernier grand désastre en 1887 fut l’incendie et le pillage de la ville par des bandes de « pirates », Pavillons Noirs, anciens rebelles Taiping, venus de Chine. C’est dans ces circonstances qu’Auguste Pavie (1847-1925) sauva le roi qui accepta le Protectorat français. Cet événement constitue le point de départ de la période coloniale.
A cette époque, le début du XXème siècle, les français construisent des bâtiments publics, hôpital, écoles, nouveau Palais Royal… et quelques maisons d’habitation pour les administrateurs coloniaux. Les français n’ont aucune estime pour l’architecture en bois. Leurs nouvelles constructions sont d’un style inspiré par l’architecture française et utilisent un nouveau matériau, la brique. Cette nouvelle architecture, à la mode, plus moderne et plus résistante, disqualifie l’architecture locale traditionnelle en bois qui est progressivement délaissée. Les bâtiments nouveaux construits sous le Protectorat par les Luang-Prabanais, imitent ce nouveau style ou le mélangent avec des éléments plus traditionnels. On trouve ainsi un certain nombre de maisons construites dans les premières années du XXème siècle, avec un rez-de-chaussée en brique de style colonial et un étage en bois ou torchis plus traditionnel.
Beaucoup de vieilles maisons sont abandonnées et tombent en ruine dans la seconde moitié du XXème siècle. Les vieilles familles propriétaires quittent Luang Prabang pour s’installer à Vientiane, la nouvelle capitale, où se concentrent les pouvoirs politique et économique. Le développement de Luang Prabang ralentit. Les besoins immobiliers sont réduits.
La Révolution de 1975, fait tomber Luang Prabang en léthargie. Après des années d’abandon et de désaffection, ces maisons en bois sont reconnues aujourd’hui comme l’héritage architectural le plus précieux de Luang Prabang, car les plus rares en nombre et les plus authentiques, antérieures aux influences étrangères de l’époque coloniale. Un grand nombre d’entre elles ont été restaurées depuis 1995 dans le cadre de la protection du patrimoine entrepris par le département du patrimoine mondial de Luang Prabang avec le soutien de l’UNESCO. Les artisans capables de réaliser ces restaurations existent encore