En cette édition, nous continuons nos épisodes sur le haut plateau et abordons deux groupes du nord : les Bru et les Katu.
Au sens large, et au niveau des implantations des groupes proto-indochinois, la partie septentrionale du haut plateau s’étend sur la façade occidentale des provinces Quang Nam, Thua Thien Hue et Quang Tri. La région borde la frontière laotienne, elle est formée par les lignes crêtes bossuées, les sommets tourmentés et les puissants ravins de la cordillère annamitique. Elle est naguère le territoire des Bru et des Katu.
Les Bru (ou Bruu, Brou, Bru-Van Khieu) appartiennent à la branche katouique de la langue môn-khmère, dans la famille des langues austroasiatiques. Les sous-groupes bru sont les Khua, Ma Coong, So, et Tri. Outre les provinces de Quang Binh, Quang Tri et Thua Thien Hué, leurs peuplements se retrouvent également en Thaïlande dans la province de Sakon Nakhon et au nord-est du Cambodge. Au Vietnam, leur population est estimée à cent vingt mille âmes.
Depuis les temps immémoriaux, l’existence des Bru gravite autour de la culture du brûlis et de la forêt, résidence sacrée de génies et source infinie de vie. Les périples en forêt varient suivant les saisons, ils concernent essentiellement la recherche de bois, de plantes médicinales, de baies, de pousses, d’écorces, de racines et la chasse. La chasse concerne diverses espèces de lézards, le cobra, le python, la vipère de prairie, la tortue d’eau ou de forêt et le varan ; à l’époque, tous les grands mammifères, éléphants, tigres, gaurs et rhinocéros. Les quêtes en forêt concernent aussi mollusques, crustacés, insectes et batraciens, par exemple l’escargot de rivière ou terrestre, des coquillages de rivière, des vers, des crevettes et crabes d’eau douce, des scorpions, des arachnides, des libellules, des sauterelles, des criquets, des cigales, des hannetons, des mouches, des scarabées-rhinocéros, des fourmis, des crapauds, des grenouilles, des salamandres et des têtards.
Les Bru sont socialement extravertis et se passionnent pour la musique et la danse. Ils utilisent divers instruments, notamment le tambour, le gong et un genre de flute, ils accompagnent la narration de contes chantés et diverses cérémonies.
Les peuplements bru y remontent à la nuit des temps. Le centre du pays bru est stratégique puisqu’à la frontière des sphères d’influences générées par le Siam et l’Annam et central le long des voies d’échanges entre le bassin du Mékong et le Pacifique, interconnectés via une série de cols escarpés de la cordillère. L’isolement et la semi-indépendance du pays bru s’estompe lorsqu’il devient dépendant de la cour impériale de Hué. À la fin du XIX ième siècle, avec l’arrivée des Français, les Bru sont impliqués dans des affaires extérieures les dépassant, notamment des actions contre l’armée impériale japonaise. En 1954, leur territoire se retrouve découpé en deux parties par le 17 ième parallèle, entre le Nord et le Sud Vietnam.
À partir de 1963, leur infortuné pays est par conséquent au centre des zones des combats et des bombardements les plus intenses de la Guerre du Vietnam, notamment autour de Khe San. Les populations sont déplacées ou décimées, les structures millénaires bouleversées, les patrimoines sont détruits (maisons communales, sculptures, objets d’art, masques de guerre, armes etc).
De nos jours, de nombreux Bru et leurs sous-groupes tri et ma coong se retrouvent vers Khe San et dans la zone-périphérique du parc national de Ke Bang (Phong Nha).
Les Katu, ou Kantou sont divisés en sept sous-groupes :
Au Vietnam, ils sont repartis entre les provinces de Quang Nam, Thua Thien Hue et Quang Tri. D’autres plus reculés sont établis au Laos, dans la province de Sékong (au nord de Kalum). Ceux entre le Laos et le Vietnam représentent environ cent mille âmes.
De culture patrilinéaire et animiste, leur univers est circulaire, centré et présente de remarquables caractéristiques morphologiques. L’univers des Katu étant circulaire, un village katouïque se caractérise par sa forme arrondie, avec en son centre, la maison commune. Le village représente une sérié de cercles, le plus visible étant celui formé par les habitations toutes orientées vers le centre. Autour du village des arcs de cercles sont formés par les rivières, et des lignes de crêtes dominant les villages. Le centre du dispositif, étant le point central du village, les poteaux de sacrifices en kapokier, en temps ordinaire, commémorant les sacrifices passés, mais en période rituelle, supposés faire passer l’âme des buffles sacrifiés vers les trois mondes de la cosmologie katu.
Les maisons katu sont orientées vers le cercle central du village et la maison communale, juchées sur de courts pilotis, prolongées par un auvent semi circulaire, et couverte par un épais toit en chaume. À chaque angle du toit, des pièces de bois sculptées sont posées, elles représentent des animaux stylisés et des silhouettes étranges. Les sculptures ornant les piliers principaux et secondaires représentent des lézards géants prolongés par une tête humanoïde ; ou l’étrange légendaire être androgyne et magique katu, synthèse du couple ancestral, figure souvent accroupie, se tenant la tête entre les mains, à l’air un peu pensif, parfois anxieux ou triste.
Les habitations peuvent accueillir plus de trente membres d’un même segment de patrilignage, soit entre deux et trois familles (dans le passé plus de cent individus).
Jusque dans les années 1940, les Katu sont connus pour leurs « Chasses au Sang », ils forment une confédération redoutée, pour les clans du haut Sékong, pratiquement jamais vraiment contrôlé à l’époque coloniale. À l’instar des groupes de Bornéo et de Nouvelle-Guinée, les Katu mènent des expéditions guerrières contre des villages voisins, ce afin de capturer des victimes à sacrifier aux génies et à consommer.
L’expédition de sang est en général décidée par un conseil d’hommes, souvent suite à une malemort ou à une récolte insuffisante, ensuite les guerriers parcourent la brousse, capturent leurs victimes, les ramènent au village où ils les percent de leurs longues lances, avant d’en consommer le sang, le foie et le cœur (voir les Chasseurs de Sang de J. Le Pichon, les Amis du vieux Hué, 1938). Les sacrifiés sont désormais remplacés par les buffles. Généralement, chez les Katu, le buffle est un animal sacré, il n’appartient pas à un individu ou à un village, mais aux ancêtres.
Dans un prochain épisode nous aborderons le sujet d’un autre groupe du nord du haut plateau : les Sedang et leur royaume éphémère.
Lire notre article introductif sur le haut plateau central et ses explorateurs, vie et destins