Le long de la Piste Hô Chi Minh. Bui Quang Anh. 1968
L’offensive de mars 1975, connue sous le nom d’offensive générale, de soulèvement du printemps 1975 ou de Campagne 275 est la dernière campagne de la guerre du Vietnam. Elle conduit à l’évacuation, à la débâcle et à la chute du haut plateau central, prémices à la chute de Saigon. En cette édition de l’anniversaire des cinquante ans, et dans le cadre de nos publications sur la guerre du Vietnam, nous revenons sur ces évènements pas si lointains. L’évacuation du haut plateau central faisant partie des évacuations désastreuses des guerres d’Indochine, à l’instar de celle de Cao Bang d’octobre 1950.
Le haut plateau central vietnamien s’étend entre la mer de Chine du Sud et le bassin du Mékong, au centre Vietnam, au sud Laos et dans l’est cambodgien. Il y a à peine un siècle, ces hauteurs apparaissaient comme une succession de plateaux couverts de brousses épineuses, de forêts primaires et de marais d’où émergeaient des volcans surplombés de sommets insondables tailladés par des rivières impétueuses. Dans l’ancien temps, le haut plateau est tenu par les Proto-Indochinois, Austronésiens de la péninsule ou Austroasiatiques, soit une quarantaine de groupes, paysans de la forêt, vivant dans la crainte de divinités tutélaires, au gré des essartages, des moussons, de conflits ou de querelles claniques.
Totémisme katu, nord du haut plateau
A partir de 1960, les Américains y mettent en place deux programmes : le Mountain Scout (ou Commando Program) et le Village Defense Program. Le premier dont la mission correspond à celles du GCMA (les contres-maquis des Français) : créer une armée clandestine entrainée dans des camps des forces spéciales américaines dont l’Ea Ana, le Lac Tien, An Lac, An Khe etc. Le deuxième consiste à fortifier des villages au sein d’un réseau provincial où des bérets verts forment les Proto-Indochinois aux techniques de défense et à la guérilla ; les fortifications classiques, fosses piégées, rangés de pieux acérés, palissades en bambou sont améliorées par des fortins, des blockhaus, des ceintures de barbelés et des champs de mines.
Membres du Commando Program.
Toutes ces manœuvres venant de l’adage « qui tient le haut plateau tient le sud Vietnam » et du fait que toute la bordure occidentale longeait des sorties laotiennes et cambodgiennes de la Piste Hô Chi Minh. Le haut plateau devient d’une importance stratégique majeure, il est classé comme secteur du II ième Corps et ses capitales régionales Ban Me Thuot, Pleiku et Kontum deviennent le siège de bases américaines et de l’ARVN. S’y déroulent des batailles majeures de ce conflit, notamment celle de l’Ia Drang, une des premières, puis A Shau, Khe Sanh, Lam Son 719 et les opérations Arc Light, Niagara, Rolling Thunder, Igloo White et Commando Hunt. En 1972, l’armé nord-vietnamienne lance une offensive de grande envergure, mais elle est brisée grâce à l’appui massif des B-52.
Éléments de la 101 ième Division aéroportée sur la colline Hamburger Hill. Mai 1969
Début janvier 1975, l’armé nord-vietnamienne capture la province Phuoc Long (l’actuelle Binh Phuoc), puis entre les 10 et 18, s’empare de Ban Me Thuot, ville clé du haut plateau (Opération « éclosion de la fleur de lotus »). A l’aube du 10 mars, les forces du FNL, des éléments de la prestigieuse division 320 et de la 316 (des anciens de la bataille de la RC 4) lancent un assaut sur la ville, nom de code « l’éclosion de la fleur de lotus ». La bataille commence par des pilonnages et des attaques de sapeurs, puis un assaut frontal, la ville et ses alentours tombent rapidement et sonnent le glas d’autres villes du haut plateau, notamment Pleiku et Kontum, créant un mouvement de panique.
Carte de l’offensive du printemps 1975
Le président Thieu décide l’évacuation du II ième Corps afin de rassembler ses troupes le long des côtes dans la province de Phu Yen d’où il compte lancer une vaste utopique offensive afin de reprendre Ban Me Thuot. L’état-major conseille au président de choisir la route 7 B (la vallée du Song Ba) comme axe d’évacuation, évitant ainsi les RN 14, 19 et 21, ces dernières étant coupées par la guérilla et propices aux embuscades. L’itinéraire le long du Song Ba devait surprendre la NVA en évacuant les forces du II ième Corps via cette piste délabrée et peu fréquentée, traversant le pays du roi du Feu jaraï (Ayunpa).
A l’aube du 15 mars, le général Pham Van Phu, patron du II ième Corps annonce à ses subordonnés l’évacuation du haut plateau, pour le lendemain. Des troupes du génie devant précéder les soixante mille membres de la 23 ième division de Rangers de l’ARVN, des éléments de la VNAF et deux cent cinquante mille civils vivants à Pleiku et Kontum. L’arrière garde est confiée aux forces régionales montagnardes.
Le 15 au soir des C-123 de la VNAF, des Huey et des C-46 d’Air America évacuent les états-majors, les hauts responsables de province, les personnes sensibles, tandis que la foule des anonymes cède à un vent de panique. Une des plus grandes débâcles de la guerre du Vietnam commençait. Fred Anderson, un ancien pilote d’Air America témoigne : « je n’oublierai jamais la vision de la nationale en quittant Pleiku. Ce n’était qu’une masse compacte en mouvement. Les fuyards emportaient tout ce qu’ils pouvaient de chez eux. Et vous saviez que des milliers mourraient en chemin… Au début de l’évacuation de Pleiku, tous les tirs que nous avons essuyés provenaient de nos alliés sud-vietnamiens. Les gens ne se contrôlaient plus, ils se sauvaient et ne pensaient à rien d’autre. Dans cette anarchie totale, l’homme était ravalé au rang de bête » (Christopher Robbins. Air America).
L’aéroport de Pleiku
Des milliers de Vietnamiens et de minorités ethniques évacuent Kontum, grossissant les rangs de ceux de Pleiku. La horde s’engouffre le long de la RN 14 sud, puis le long de la trouée de l’Ayun et la 7 B. Des GMC du génie précèdent des centaines d’engins surchargés de civils et de membres de l’ARVN débarrassés de tout uniformes. La cohorte noyée dans la poussière de la fin de la saison sèche est composée de piétons et de véhicules hétéroclites sont des Lambrottes, des Vespas, des bus Dodge, des buffles et de chevaux titrant des charrettes encombrées.
Le long de la route 7 B
La panique saisit définitivement les esprits lorsque l’on apprend que des ponts détruits empêchent toute progression vers le sud-est d’Ayunpa. Le matin du 17 mars, le chaos règne en maitre, la colonne est rattrapée par les forces nord-vietnamiennes, elle est pilonnée ; des combats s’engagent et durent jusqu’au 19. Les unités militaires sud-vietnamiennes se disloquent, les véhicules sont abandonnés, les soldats désertent ; la pluie et le terrain difficile rendent tous les mouvements encore plus lents. En deux jours, ce qui aurait dû être un repli stratégique se transforme en exode chaotique, les routes se jonchent de cadavres, de véhicules détruits et de civils épuisés. Le 20, la colonne et les forces de l’ARVN sont anéanties, rares sont qui peuvent rejoindre le Phu Yen. Vingt mille des soixante mille soldats qui battaient en retraite peuvent regagner la côte, sur les cent quatre-vingt mille civils qui avaient tenté de se mettre à l’abri, soixante mille réussissent à passer.
Le long de la route 7 B
Cette débâcle a un effet psychologique dévastateur sur l’ensemble de l’armée sud-vietnamienne. L’impression que tout est perdu se propage non seulement parmi les soldats, mais aussi parmi les responsables politiques à Saigon. Les pertes humaines et matérielles sont immenses, avec des milliers de soldats capturés ou tués, des civils et des minoritaires abandonnés. Profitant de cette confusion, les forces communistes avancent rapidement vers le sud. En moins de deux semaines, l’armée nord-vietnamienne sécurise le haut plateau et ouvre la voie vers des positions côtières stratégiques. Les villes et les bases de Qui Nhon, Tuy Hoa, Nha Trang, Cam Ranh, Phan Rang et Phan Thiet tombent rapidement sans véritable résistance, un mois plus tard, c’est au tour de Saigon
L’axe de la débâcle le long de la vallée du Song Ba
Légende image bannière : le long de la Piste Hô Chi Minh. Bui Quang Anh. 1968.