Nous poursuivons notre série d’articles sur ces “figures” qui ont marquées de leur empreinte l’Indochine Française avec le portrait de Jean Boulbet. Encore un qui ne rentra pas dans les cases. Ethnologue, archéologue, sociologue, botaniste, géographe, cartographe, forestier, philosophe, poète et ripailleur… La liste impose de reprendre son souffle. Bref, un savant interdisciplinaire, autodidacte certes, mais talentueux et doué d’une bonne dose de génie.
Nommé « Dam Böt » par les Cau Maa’ du Vietnam puis appelé « Tabé » par les Khmers, le jeune Boulbet s’engage à 17 ans dans les FFI et rejoint le célèbre maquis du Picaussel (Ariège). En 1945, il s’engage ensuite dans la 9e DIC afin d’assurer le maintien de l’ordre en Indochine et pour réaffirmer le retour de la présence française. Démobilisé, il achète avec son pécule une terre dans la région des Hauts Plateaux du Centre du Vietnam, à Blao (aujourd’hui Bao Loc), et devient planteur de thé et de café. C’est dès 1946 que ce cartographe dans l’âme explore les terres de l’intérieur et qu’il découvre les “Cau Maa”, population proto-indochinoise encore insoumise qui avaient refoulé l’expédition d’Henri Maître en 1910, auprès desquels, pendant plus de quinze ans, il acquière ce sens extrême des plantes, de la faune, de la nature, des déséquilibres, des hommes et de leurs interdits, qui va marquer son oeuvre et faire de lui un être à part. Il se lie avec les chefs de village, s’initie à la langue, se marie, devient père d’une fille issue d’un haut lignage local. Il veut tout connaître, tout absorber, leurs techniques et leurs coutumes, se fait botaniste, géographe, linguiste « et devient, sans le savoir, ethnologue ». Les Maa’ vont déterminer toute son esthétique. Boulbet fut le premier a levé la carte de la région de Blao puis de l’ensemble de l’immense territoire des Cau Maa’, le fameux « Domaine des génies ». Il fut le premier à y pénétrer, à y séjourner et à en sortir indemne.
En 1954,il fait une rencontre déterminante. Celle avec l’ethnologue Georges Condominas. Désormais il lui servira de mentor et de formateur scientifique pour l’ethnographie en vue de le faire entrer à l’EFEO, dont il a de toute évidence le profil du chercheur.
Tout change vers la fin des années 1960. L’avènement du président Ngô Dinh Diem amène l’installation d’un régime autocratique qui s’appuie sur les USA. La région sud des Plateaux se voit ôter l’appellation de PMSI et devient le théâtre de luttes entre les services diemistes et le Vietcong. Obligé de quitter le Vietnam en 1963 à cause de la guerre, il obtient à Phnom Penh une licence de géographie, puis passe son diplôme de l’École pratique des Hautes Études sous la direction de Bernot et Condominas.
Devenu membre de l’Ecole française d’Extrême-Orient en 1968, il décide de s’installer aux Kulen pour en étudier intimement le milieu, les habitants, les sites protégés, au cœur de ce « Plateau des sources » mal connu. Il fuit le Cambodge en avril 1975 juste avant la chute de Phnom Penh et se refugie en Thailande. Là, le Comité du Mékong lui fournit l’occasion d’étendre son champ d’étude aux forêts tropicales du nord-est. En 1978, il établit définitivement son domicile à Phuket et se marie.
Quelques années plus tard, sollicité par Pierre Le Roux, enseignant-chercheur à l’université Prince de Songkhla, il accepte de se lancer dans l’écriture d’« un livre dont il serait le sujet ; un témoignage centré sur ses aventures, ses réflexions, sur ses expériences personnelles ». De palmes et d’épines, tomes 1,2 et 3.
Il s’éteindra en février 2007 sur l’île de Phuket non s’en avoir une dernière fois écouter du Brassens. Jean Boulbet compte parmi ces novateurs qui ont fait la grandeur de l’EFEO et de la France. Il laisse l’image d’un coureur des bois sans égal, d’un ethnographe insatiable, d’un compagnon fidèle, d’un homme, pour ceux qui l’ont côtoyé, dont l’approche fut un eminent privilège. Il a été et est toujours, enfin, une référence, un modèle, un moteur d’inspiration pour les passionnés d’ethnographie, les insatiables curieux, les défricheurs, les rêveurs, les sages, les fous…
Texte écrit avec la contribution des écrits de François Bizot.
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