C’est l’histoire d’une zone marécageuse cambodgienne qui est devenue en 1950 un monument de littérature. Mais qui a accordé un regard à ce lieu de prime abord inhospitalier et d’une banalité déconcertante ? 

Un roman : un barrage contre le Pacifique

C’est bel et bien sur les rivages du Cambodge que s’est déroulée dans un malheur romanesque, une misère concrète et dans la “boue chaude et pestilentielle de la plaine”, l’histoire d’une mère veuve engluée avec ses deux enfants. De part, une force motrice rêvant contre toute attente, de réussir à valoriser la concession agricole pour laquelle elle s’est ruinée. Quant aux deux enfants, ils passent leurs journées à regarder depuis la seule piste qui traverse la concession, le rare passage d’automobilistes, en espérant l’arrivée d’un visiteur providentiel qui saurait les tirer de ce trou perdu. 
La volonté de cette mère pourtant vaillante, échouera malgré ses barrages dérisoires érigés contre la submersion à chaque mois de juillet de la concession, par les eaux salées du golfe de Thaïlande. Il était évident que des colons véreux chargés du cadastre de ce qui s’appelait alors Protectorat français du Cambodge dans les années 1930 avaient osé classer cette concession en étant “cultivable” afin de tirer profit sur le dos des miséreux et des colons crédules. Le barrage contre le Pacifique est donc un barrage contre le désespoir. Car il raconte la lutte désespérée d’une veuve et de ses enfants contre les éléments naturels (les marées du Pacifique) et l’injustice coloniale de l’époque.

roman barrage contre le pacifique

Le barrage contre le Pacifique aux éditions Gallimard, publié en juin 1950, 302 pages.

Un lieu maudit

Ce malheur raconté par l’auteure, une certaine Marguerite Duras (1914-1996), l’a pourtant vécu quelques années plus tôt, à quelques encablures avec sa propre mère. Connaissant le désaroi et la dérive de certains colons, elle sait surtout le malheur des véritables victimes de cette terre “maudite”. En effet, l’on avait suggéré à des locaux de laisser des lopins de terre pourtant fertiles car situés en hauteur, aux nouveaux maîtres du pays, pour des terres dans les plaines qui se sont vite révélées incultivables. Marguerite Duras évoquait le désespoir notamment des enfants, en ces mots : “Il en mourait tellement que la boue de la plaine contenait bien plus d’enfants morts qu’il n’y en avait eu à chanter sur les buffles. Il en mourait tellement qu’on ne les pleurait plus et que depuis longtemps déjà on leur faisait pas de sépulture”. Elle a même évoqué la descente de fauves issus de la jungle tropicale des flancs de plateaux tout autour pour s’alimenter de ces cadavres. Les enfants mouraient donc de faim et du choléra. Mais aussi de noyades à travers les innombrables cours d’eau saumâtre qui quadrillaient la plaine, par l’insolation du soleil terrible des basses plaines du Cambodge et du paludisme, la fièvre des marais, l’un des fléaux du siècle précédent.
Entre 1975 et 1979, durant le régime terrible des Khmers rouges, le site devient un camp de concentration de travail forcé sous l’appellation S-0. Les prisonniers y construisent une immense digue toujours visible. 

 

enfants barrage pacifique film

Scène où figure les malheureux enfants de la plaine, extrait du film adapté du roman de Margurite Duras, sorti en 2009.

La plaine de Ream

Un tel lieu maudit aurait pu être fictif ? Il s’avère que la localisation de cet endroit se situe facilement sur une carte. Le roman situe la concession entre Ram et Kam (que l’on peut identifier aux actuels villes de Réam et Kampot) dans cette plaine marécageuse coincée entre les montagnes de la chaîne de l’Éléphant et du golfe de Thaïlande. Il est à noter que l’héroïne malheureuse parle de Pacifique, à la consonnance plus prestigieuse, pour désigner cet adversaire liquide immense contre lequel ses petits barrages resteront vains. 
C’est proche de cette plaine, à environ 20km au nord-ouest que la vraie mère de Marguerite Duras, Marie Donnadieu, avait tenté elle aussi, dans les années 1920 de protéger ses rizières contre l’eau salée dans les environs de Prey Nop (aujourd’hui Sihanoukville). 

Le Barrage contre le Pacifique est donc un roman où héros et figurants, personnages de fiction ou jouets de la réalité, tous, se sont perdus de la même façon dans cet espace si peu fait pour les humains. Il constitue un témoignage poignant de la lutte contre le désespoir dans un contexte colonial difficile. C’est une oeuvre propre à Marguerite Duras, où cette thématique du désespoir est récurrente et s’exprime à travers ses romans par l’exploration des limites de la condition humaine et de la fragilité de l’espoir.

Le barrage contre le Pacifique a été adapté au cinéma en 2009 par le réalisateur Rithy Panh, avec un casting d’acteurs reconnus : Isabelle Huppert, Gaspard Ulliel et Astrid Bergès-Frisbey notamment. D’une durée de 2h, le film a connu un succès mitigé selon la presse et les spectateurs.

film barrage pacifique

Affiche du film sorti en janvier 2009.

Désormais un parc national

Depuis l’éprouvante de ce roman, les administrateurs corrompus ont plié bagages, les routes se sont un peu améliorées et l’on a appris à tirer parti de la richesse botanique et faunistique de la forêt (plus de 150 espèces d’oiseaux entre autres, sur 210 km2 de zones terrestres et marines), ainsi que des plages de la région pour attirer des touristes. La plaine elle, ne nourrit toujours pas la population, mais a été classée réserve naturelle protégée par l’homme donc. Celui-ci a prouvé qu’à la fin de l’histoire, qu’il n’était pas si rancunnier.

parc national ream

Le parc national de Ream, désormais reconnu pour ses plages et son parc national.

Quelques mots sur Marguerite Duras

Marguerite Duras, de son vrai nom Marguerite Donnadieu, par son oeuvre pluridisciplinaire et son style d’écriture est une figure majeure de la littérature française du XXe siècle. Sa vie a été marquée par l’Indochine française, où elle y passe son enfance et son adolescence. Cette période de sa vie a une influence profonde sur son écriture, notamment à travers les thèmes de la colonisation, l’exotisme, la nostalgie mais aussi le désir, la passion, la solitude, l’alcoolisme et la mort. Elle écrit notamment son célèbre roman autobiographique L’Amant (1984), qui remporte le prix Goncourt la même année. 

Remarquable par son engagement, Marguerite Duras a été résistante durant la seconde guerre mondiale, proche des milieux de gauche et participe à de nombreux mouvements de contestation pour la décolonisation. Décédée en 1996 à Paris, son oeuvre et son écriture novatrice pour l’époque continue d’être étudiée et adaptée par les amateurs de lettres modernes du monde entier.

ao dai marguerite duras

Marguerite Donnadieu durant son adolescence, en ao dai, tenue traditionnelle vietnamienne.

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