La Nui Ba Den (985 m), la montagne de la Dame Noire (Black Virgin mountain), le Phnom Chol Baden des Cambodgiens est vénéré depuis des temps immémoriaux et le siège d’une divinité tutélaire locale d’origine cambodgienne. La Nui Ba Den est un ancien volcan prolongé de deux autres monts, le Nui Heo et le Nui Voi (Nui Phung).
Un inselberg isolé
La Nui Ba Den est un inselberg, un relief isolé dominant une plaine relativement plate. Cette hauteur se forme il y a environ 60 à 100 millions d’années, durant le Crétacé supérieur, dans un contexte tectonique et volcanique actif ; elle résulte de la solidification lente du magma sous la surface (plutonisme), formant une masse de granite très résistante. Au fil des millions d’années, l’érosion a usé les terrains environnants, laissant apparaître ce noyau granitique massif comme une île rocheuse dominant la plaine. Les roches y sont denses, résistant à l’érosion, de couleur gris clair à rosé ; elles contiennent principalement du quartz, du feldspath alcalin et de la biotite. Sous l’effet du climat tropical humide, des processus de décomposition chimique (altération hydrothermale) ont façonné des rochers arrondis (boules d’érosion typiques), des surplombs, des blocs détachés et des poches de latérite rouge sur les versants inférieurs. La montagne de la Dame Noire apparaît massive et solitaire, les pentes sont raides, parfois abruptes, avec des falaises localisées. La cime forme un petit plateau recouvert de blocs épars.

La Nui Ba Den. Par Hoang Phong
D’où jaillissent des ruisseaux clairs et croissent des bois
Sur les pentes, des ruisseaux clairs jaillissent notamment durant la saison des pluies. Plusieurs d’entre eux sont considérés comme sacrés, associés à des légendes locales ou à des lieux de prière, les plus notables étant le Suoi Da (ruisseau de pierre), le Suoi Vang (ruisseau doré), le Suoi Ong Ho (ruisseau du tigre) et le Suoi Lua (ruisseau de feu), les éclats de quartz rouge dans les pierres pouvant parfois faire scintiller le cours comme une langue de feu.
Sur certains de ses flancs pentus, entre les blocs de granite couverts de mousse, s’étend les restes de la forêt tropicale dense qui la recouvrait jadis. Quelques diptérocarpes centenaires dressent toujours leurs cimes, leurs troncs portant des lianes et des orchidées suspendues. Au sol, les racines nues serpentent sur des tapis de feuilles mortes craquantes, des champignons bleutés se cachent sous les pierres, des bambous tordus y grincent sous le vent du sud, des flamboyants rouges y saignent en avril, des goyaviers sauvages y sont perchés sur les pentes rocheuses, ici et là apparaît une orchidée oubliée, témoin discret d’un temps ancien. Diverses espèces d’oiseaux y nichent, des bulbuls, des guêpiers, des pies-grièches, des buses solitaires et des espèces migratrices dont des hérons.
Des variantes de légendes
Des variantes de légendes concernent la montagne, une des plus anciennes, un mythe khmer, implique une divinité féminine, la Neang Khmau, qui aurait laissé ses empreintes sur les rochers et les faces de la montagne.
L’esprit de la montagne primordial est la version animiste, la plus ancienne. Bien avant les temples, bien avant les hommes, il y avait une montagne nue, fière, silencieuse. Ultérieurement, les Khmers et les groupes proto-indochinois des alentours parlaient d’un esprit féminin, ancien et farouche, qui habitait le pic. Elle n’était ni humaine, ni déesse, mais gardienne des forces sauvages, protectrice des naissances et des morts, maîtresse des orages et des récoltes. On l’invoquait en brûlant des bois précieux, en sacrifiant des buffles et des coqs noirs. Les anciens disaient qu’elle s’unissait aux nuages, qu’elle hurlait à la pleine lune si le peuple oubliait de l’honorer.
Quand les religions organisées arrivèrent, elle se tut un temps, avant de se mêler aux nouveaux cultes. Les bonzes dirent : « Elle n’est pas une déesse, elle est une Bodhisattva en devenir. » Mais dans les cœurs simples, elle est restée la Mère-Vieille, Ba Co, celle qui voit tout. La tradition bouddhique y voit la réincarnation du bodhisattva Kwan Am, la déesse de la Compassion. Ayant vu trop de souffrance dans les plaines du Mékong, elle aurait choisi de se réincarner sur cette montagne, pour y accueillir les prières, les peines, les espérances. Chaque rocher serait une oreille, chaque brise un mantra. Son choix d’une forme brune, austère, sans beauté éclatante, serait une leçon d’humilité et de pureté intérieure.
Ly Thien Huong, la martyre de l’amour
La version la plus connue, la plus moderne évoque Ly Thien Huong, la martyre de l’amour et de la foi. Au temps des seigneurs Nguyen, vivait à Trang Bang une jeune fille d’une beauté rare et d’une foi bouddhique ardente : Ly Thien Huong. Sa peau était sombre comme les graines de lotus noir, ses yeux clairs comme l’eau de source. Les villageois la surnommaient affectueusement Ba Den. Un jour, elle rencontra un jeune lettré, Le Si Triet, au temple de Linh Son. Ils s’aimèrent, d’un amour pur, mais leur union fut maudite par les notables jaloux. Lorsqu’il partit étudier loin, elle resta seule à prier sur la montagne. Un jour, attaquée par des bandits sur le flanc de la montagne, elle choisit de se jeter dans le vide plutôt que de perdre son honneur. La légende dit que les rochers pleurèrent, que les nuages descendirent pour la couvrir, et que le Bouddha envoya une lueur recueillir son âme et que les pieux y firent des pèlerinages.

Temple de la Sainte Mère de Linh Son au mont Ba Den. Par Hoang Phong.
Des processions silencieuses
Les pèlerins de la Dame Noire, alors simples gens, moines, ermites, commerçants ou paysans de la forêt, suivaient des chemins de terre rouge serpentant à travers les hautes herbes et les forêts, reliés par le murmure des tambours rituels et des cloches en bronze. Ces colonnes venant du Cambodge ou des régions deltaïques se dirigeaient vers la montagne qui s’élevait au-dessus de la forêt comme un doigt de pierre entre ciel et terre, c’était la montagne sacrée, en Khmer ancien le Phnom Preah Vihear Thmei, la montagne du nouveau sanctuaire. Les chamans et les moines des forêts disaient qu’elle était la demeure d’une déesse discrète, gardienne du passage entre les mondes.
Chaque année, à la saison sèche, une procession silencieuse traversait les terres basses, menée par des bonzes pieds nus. Ils portaient sur leurs épaules de petites statues de Bouddha, de Shiva ou d’anciennes déesses, selon leur foi. Les haltes rituelles étaient rythmées par des chants en pali et en khmer, des offrandes d’encens, de sucre de palme, de feuilles d’or, des nuits sous la lune à écouter les histoires transmises par les anciens. On disait que quiconque atteignait la montagne sans détourner les yeux de son sommet obtiendrait la clarté de l’esprit et l’apaisement du cœur.
Sur la route vers la montagne de la Dame Noire, à travers les plaines de l’actuelle Ben Cau, Go Dau ou Trang Bang, se dressaient çà et là des temples khmers en briques, parfois à moitié engloutis par la végétation, parfois restaurés par des moines itinérants. A l’époque, ils étaient reliés entre eux par des pistes en terres rouges traversant d’immenses forêts parsemées de petites clairières où s’élevaient les édifices, s’y greffaient des temples bouddhistes et des salas. Ils constituaient des sanctuaires de briques rouges, ornées de motifs géométriques et floraux, entourés d’arbres géants. On y faisait halte pour réciter des mantras, des femmes y déposaient des bracelets de rotin et des fleurs de frangipanier. La fin du pèlerinage était le sentier sinueux se hissant vers le sommet de la Dame Noire, s’y dressait un petit temple objet de toutes les vénérations.
La montagne pendant les guerres du Vietnam
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la montagne est occupée par les Japonais, puis par le Viet Minh, les Français et le Viêt Cong et ses alentours sont le théâtre d’affrontements durant la guerre du Vietnam. Son sommet est capturé pour la première fois par les forces spéciales lors d’un assaut par hélicoptère en mai 1964. L’armée américaine y construit un camp de deux hectares parmi les roches et les blocs au sommet de Nui Ba Den. Le camp constitue une unité très complexe. En novembre 1967, la 25e division d’infanterie de l’armée américaine prend le relais des forces spéciales et du Civilian Irregular Defense Group pour la surveillance des installations radio. La Nui Ba Den devient une station de communication militaire sensible, complexe et secrète, utilisée comme poste d’écoute pour capter les signaux ennemis et à diriger des raids aériens. Le personnel et l’équipement de nombreuses unités de la 25e division d’infanterie et d’unités non divisionnaires y sont administrés par la compagnie « D » du 125e bataillon de transmissions. L’unité principale au sommet de Nui Ba Den est la 372e unité de relais radio (RRU) de Sobe, Okinawa, une section spéciale de l’agence de sécurité américaine.
Mais la nuit du 13 mai, tout bascule. La montagne dormait, puis vers minuit, les sentinelles américains voient d’abord des points lumineux surgir dans les fourrés, comme des lucioles. Puis le silence est rompu par une déflagration foudroyante : les tirs de mortiers tombent comme une pluie noire. Le flanc oriental du sommet s’embrase. Les forces vietnamiennes, composées de combattants du Viet Cong entraînés surgissent des pentes boisées, certains grimpant, d’autres passant par des tunnels rocheux oubliés, héritage des moines et ermites d’autrefois. Les soldats américains sont submergés. Pris de panique, ils ripostèrent dans toutes les directions, mais l’assaillant semble surgir des pierres elles-mêmes. Des combats au corps à corps ont lieu dans les postes radio, les tranchées et les baraquements métalliques. Une explosion éventre le bunker principal. A l’aube, le silence retombe. Le sol est noir de cendres et rouge de sang. Le camp est quasiment anéanti. Une trentaine de soldats américains trouvent la mort. Les survivants, hagards sont hélitreuillés plus tard, tandis que les combattants vietnamiens se retirent dans les ombres, disparaissant dans la montagne comme des spectres. Le sommet est ensuite repris par les Américains, mais la peur demeura.

Représentation de la base américaine.
La montagne de nos jours
Après la guerre, la montagne de la Dame Noire perdure comme un site de pèlerinage majeur du sud indochinois et entre 2018 et 2020, groupe SunWorld y construit le téléphérique et y aménage le sommet, dont la construction de la grande statue.
Trois fêtes principales s’y déroulent : la fête de la Dame Noire, la fête du Vesak et la fête de l’arrivée de la mousson. La fête de la Dame Noire se tient chaque année pendant la pleine lune du premier mois lunaire. Du 29 janvier au 2 février 2026 (point d’orgue le 1er février 2026). La plus grande fête de la montagne, des milliers de pèlerins gravissent la montagne ou empruntent le téléphérique jusqu’au temple principal de Ba Den. Des offrandes d’encens, de fleurs, de fruits et de nourriture sont déposées au sanctuaire. S’y tiennent des danses, des prières collectives, et parfois des processions nocturnes. Des rituels bouddhistes sont également organisés dans les temples adjacents (pagode Trung, pagode Hang, pagode Ha). La fête du Vesak, fête majeure du bouddhisme, célébrant la naissance, l’illumination et la mort du Bouddha Gautama, le 1ier mai 2026. Les rituels se forment de cérémonies dans les pagodes bouddhistes du sommet et du versant sud, de dépose d’offrandes, de lectures de sutras et de bains de la statue du Bouddha. Des lanternes sont suspendues dans les arbres ou déposées sur les petits étangs zen. La fête de l’arrivée de la mousson et du début des plantations de riz. Moins formelle, observée localement fin avril ou début mai. Des prières sont faites à la Dame Noire pour une récolte abondante, impliquant des rituels dans les villages au pied de la montagne.

La grande statue de la Dame Noire et son esplanade sommitale.
Image bannière haute : Bodhisattva de la Sainte Mère Linh Son (la Dame Noire). Par Hoang Phong, 2025.
