En cette édition, nous revenons sur le haut plateau central et abordons le sujet de son exploration.

À la fin du XIX ième siècle, la carte de l’Indochine française est maculée de taches-blanches, notamment dans le haut plateau central, région mythique où de rares étrangers s’aventurent, pour, souvent, ne pas en sortir.

Un moment le barrissement furieux d’un éléphant éclate dans la nuit et brusquement dans cette obscurité intense, où le vent mugît, où rampent les menaces de la jungle, l’on se sent envahi d’une immense sensation d’isolement complet, de solitude absolue et, coupé de toute relation avec le monde extérieur, on a l’étrange impression d’être ignoré perdu oublié dans un pays de rêve d’où l’on ne sortira peut-être jamais (Henri Maitre. 1912).

Les Jungles Moi

Couverture du livre “Les Jungles Moi” d’Henri Maitre. 1909-1911.

Premières explorations

Les premières mentions européennes sont issues des archives jésuites, eux même à peine renseignés par les notes du père portugais Joao de Loureito et celles du père Alexandre de Rhodes.

  • Entre 1770 et 1850, des missionnaires dont le père Faulet font de timides incursions sur les contreforts du haut plateau. Ils sont rapidement repoussés par l’impénétrabilité des lieux.
  • En 1850, des missionnaires fuyant le littoral et les persécutions orchestrées par les Annamites fondent des missions-refuges : celle du père Azémar en pays stieng, celle des pères Dourisboure et Desgouts à Kontum et celle du moine-guerrier, le père Guerlach en pays bahnar. Ce dernier étant une des inspirations d’André Malraux pour son roman inachevé « le Règne du Malin ».
MNONG GAR. MISSION HENRI MAITRE

Mnong gar, mission Henri Maitre

Alexandre Yersin

Un des premiers explorateurs du haut plateau est le docteur Alexandre Yersin.

  • En juin 1893, lors d’une expédition destinée à identifier les sources de la rivière Dong Nai (Daa Dööng), il découvre le plateau du Lang Biang et le futur site de Dalat. À l’époque, le Lang Biang, longue ondulation volcanique, est parsemé de vertes collines et de forêts de résineux, il est peuplé par le groupe des Lat (sous-groupe coho) et est dominé par la masse du point culminant, le Lang Biang (2167 m).
  • Entre juillet et août 1893, Yersin est le premier à explorer l’est du Dac Lac via l’actuelle axe de la RN 26 (Ninh Hoa – le col du Phoenix – M’Drak). Il y rentre en contact avec les Edé et repère les contreforts septentrionaux du Chu Yang Sin (le point culminant méridional du haut plateau, 2442 m).
Alexandre Yersin

Alexandre Yersin

Deuxième phase d’explorations

À partir du début du XX ième siècle d’autres missions prospectent divers axes et sont généralement confrontées à l’hostilité des confédérations concernées :

  • Le 1ier mars 1900, la colonne Bourgeois affronte cinq cent Edé commandés par le chef Ama Trang Guh, à Buon Tour dans le sud du Dac Lac ;
  • En 1901, le lieutenant Robert a pour mission d’éradiquer les Sedang, à l’époque trafiquants d’esclaves, et d’assujettir la révolte des Bolovens où d’autres groupes ethniques dont les Katu s’opposent fermement à la colonisation. Il est assailli dans son camp de la rivière Psi par une bande de démons hurlants et meurt de ses blessures.
Masque de guerre katu

Masque de guerre Katu, les chasseurs de sang

Chez les rois du feu

Non loin, au sud du pays sedang, s’étend la confédération jaraï, à l’époque puissante et contrôlée par des rois-sorciers ou Sadets : le roi du feu (patau pui), le roi de l’eau (patau ia) et le roi du vent (patau ya) ; les deux premiers devant à l’origine incarner Agni, dieu du feu et Varouna, dieu des eaux, croyance héritée des Cham brahmaniques.

Le roi du feu détient des fétiches : le fruit d’une liane, cueilli à l’époque du déluge, dont la fraicheur est toujours intacte et un rotin (sabre) sacré, si le fruit (mak yang) venait un jour à murir, il serait annonciateur de la fin du monde et de l’apocalypse. Le monarque dispose d’un certain pouvoir dont influence s’étend jusqu’au royaume khmer.

Les sadets

Tribus moï (dont des Jaraï) venus à Saigon en l’honneur de l’arrivée du Maréchal Joffre en 1921.

À l’aube du XX ième siècle, le roi du feu est un certain Oi At. Il réside dans son village de la vallée du Song Ba, entre la RN 14 et Ayunpa. En 1904, Odend’hal, un explorateur de l’EFEO (École française d’Extrême Orient) désireux d’étudier les ruines chame de la vallée du Song Ba rencontre Oi At. Les négociations pourtant bien entamées dégénèrent lorsque le Français demande à voir le sabre sacré. Quelques jours plus tard, l’explorateur est tué par les Jaraï, son corps jeté dans une maison enflammée. Suite à diverses opérations, la région est pacifiée en 1920 et les rois-barbares perdent leurs pouvoirs légendaires.

Henri Maitre et « le grand silence vert »

L’explorateur majeur du haut plateau central est Henri Maitre.

  • De 1905 à 1914, il sillonne le plateau du Dac Lac, le pays jaraï jusqu’à Kratie au Cambodge, le sud du Laos, les monts du Lang Biang, le pays sedang au nord et le pays interdit des Cau Maa’ au sud. Il publie deux ouvrages : les Régions moï du Sud Indochinois et les Jungles moï.
  • Il meurt avec son escorte, le 2 août 1914, embusqué par des Mnông, dans l’ouest de l’actuelle province de Dak Nong. Sa tombe sylvestre s’y situe toujours en 2022.
Henri Maitre

Portrait d Henri Maitre 1883-1914, Collection Kharbine-Tapabor.

Il est premier occidental à mener une exploration approfondie de l’hinterland indochinois, à en présenter une synthèse d’une étonnante lucidité pour l’époque et ainsi à ouvrir la voie à l’ethnographie en Asie du Sud-Est péninsulaire. Son chef-d’œuvre, Les Jungles moï est l’ouvrage de référence sur le haut plateau, considéré comme une inspiration pour les chercheurs ayant œuvré sur le sujet.

Dans un prochain épisode, nous reviendrons sur certains des groupes ethniques mentionnés ci-dessus.

 Lire notre article introductif sur le haut plateau central 
5/5 - (1 vote)